jeudi 19 avril 2012

Le système d’information d’une banque de détail dans les années 1980

On parlait peu de système d’information avant les années 1980. Un article de la revue Banque avait présenté dès 1978 le Système d’Information Marketing d’un organisme financier parisien ; les clients et leurs comptes étaient gérés sur disque, sur un disque de papier tout du moins, car je ne m’en rendis compte que plus tard, j’avais été bluffé, c’était sans doute la description d’un projet à réaliser et non d’un système en production !

Au Crédit Mutuel d’Angoulême, l’ordinateur gérait des fichiers de produits bancaires, livrets, compte de chèques…, avec la signalétique du client. Les traitements étaient lancés par lots sur des fichiers séquentiels, sans qu’on puisse faire le lien direct avec les clients et les autres produits qu’ils possédaient. Aucun lien non plus entre les clients eux-même…nous étions encore très loin d’une gestion par agent économique, qui aurait permis, par exemple de voir les comptes de M. et Mme Jean DUPONT comptes joints pour les chèques du ménage, associés au même M. Jean DUPONT Artisan pour un compte courant et un prêt professionnel.

Pour le système de production, il aurait fallu s’appuyer sur des fichiers indexés ou mieux, une base de données. Mais les systèmes hiérarchiques, comme DL1 d’IBM commençaient tout juste à être mis en exploitation et les bases en réseaux comme IDS2 de BULL étaient encore en phase de conception. Elles étaient difficiles à manipuler et les performances s’écroulaient dès que les volumes devenaient conséquents.

Le système de pilotage de la Fédération était de grande qualité mais strictement manuel à partir des bases comptables : les contrôleurs de gestion éditaient mensuellement leurs tableaux de bord après avoir repris les soldes comptables et les dénombrements de comptes par caisse. On aurait pu dire que les caisses étaient gérées en centres de profit si ce dernier terme n’était pas banni du vocabulaire mutualiste où les bons gestionnaires ont le droit de dégager des « excédents ». C’était une excellente base pour le marketing, il nous restait la tâche de l’enrichir par des indicateurs non comptables, tels que le nombre et la répartition des clients.

La Fédération possédait un service d’organisation et méthodes intégré à l’informatique et composé de 3 organisateurs : ils intervenaient pour tout aménagement dans le travail, guichet, back-office de caisse, services de la Fédération, circuits d’information. René qui dirigeait le service avait totalement pris la mesure des changements que l’informatique et les communications apporteraient. Il avait pris sur lui la constitution d’un groupe de travail d’utilisateurs désireux de faire progresser le traitement de l’information. J’en faisais bien sûr partie et ne manquais aucune réunion.

Le groupe avait décidé de faire un inventaire des axes de progrès et de le présenter au comité de direction pour faire établir une hiérarchie. Les contrôleurs de gestion demandaient des moyens de traitement pour leurs tableaux de bord. Pour le marketing, j’avais mis en évidence les éléments qui nous manquaient le plus, en particulier tout ce qui concernait la connaissance au sens large des clients, leur nombre, les produits qu’ils détenaient afin de favoriser les ventes croisées, les lieux de résidence, les emplois, les loisirs…

La démarche du groupe eut pour moi deux conséquences directes d’importance : le Directeur Général mit en priorité « numéro 1 » le dénombrement des clients et Philippe, l’informaticien patron de René, signa un contrat de services de façon à ce que le Contrôle de Gestion et le Marketing puissent disposer d’outils informatiques d’aide à la décision. L’analyse très succincte du système sur NCR montrait de grandes faiblesses au niveau des fichiers, des programmes et des données gérées. Il n’était pas possible d’envisager d’avoir des statistiques fiables sur les clients sans une refonte complète du système d’information de production.

lundi 16 avril 2012

Le développement du Crédit Mutuel sur le Sud Ouest en 1976

Dans les années 1970-1980, les besoins des ménages en services bancaires devenaient de plus en plus importants. Les Banques dites « inscrites » par la Banque de France, comme la BNP ou le Crédit Lyonnais, démarchaient surtout les entreprises. Le Crédit Agricole montrait un réel dynamisme pour tout type de clientèle et battait la campagne, tout en s’intéressant aussi aux villes. Les Caisses de l’Ecureuil et de La Poste se cantonnaient à recevoir l’épargne des déposants sur les livrets à leurs guichets.

Le Crédit Mutuel de Bretagne avait recommandé d’embaucher un Responsable d’Etudes au sein du marketing de la Fédération d’Angoulême. Son rôle devait être d’évaluer les potentiels de développement, d’accompagner les nouvelles implantations et de cerner les attentes en crédits, produits d’épargne ou moyens de paiement.

J’avais répondu à une annonce d’analyste-programmeur. A la suite d’un entretien avec le Responsable du Marketing et le Secrétaire Général, la Fédération m’a proposé le poste qui cadrait complètement à ce que je pouvais faire. Il était surtout vu, dans une première approche, comme permettant de justifier les budgets de publicité ! Outre le Responsable venant du CMB, la petite équipe était composée d’un rédacteur, ancien journaliste sportif stagiaire à la Charente Libre, d’un animateur commercial et de conseillers affectés aux territoires des grosses Caisses Locales : de l’analyse et de l’action !

Les pouvoirs publics et les collectivités locales étaient favorables au développement du Crédit Mutuel. Le Crédit Agricole, manifestement en position dominante, réussit à obtenir la possibilité de financer l’immobilier en milieu urbain (années 1967, épargne logement - 1977, prêts conventionnés). Certains redoutaient un quasi monopole : on avait autorisé le Crédit Mutuel à rémunérer l’épargne sur livret - le Livret Bleu - aux taux des Caisses d’Epargne avec cumul possible, livret d’épargne, livret bleu ; en échange, le réseau devait consacrer plus de la moitié des dépôts aux financements d’intérêt général tels que médiathèques, piscines, résidences pour personnes agées, ouvrages d’art…

Le développement sur la Communauté Urbaine de Bordeaux était donc assuré sans beaucoup de dépenses d’énergie de notre part avec cet avantage concurrentiel. La Fédération ouvrait une nouvelle caisse, par exemple à Bordeaux Chartrons, et il y avait une file d’attente sur le trottoir pour souscrire un livret au plafond ! Les résultats étaient confirmés par les indicateurs de la Banque de France qui centralisait, par comptoir, les dépôts et les crédits des agents économiques, particuliers ou entreprises. Une exploitation fine des déclarations permettait d’avoir la progression des parts de marché du Crédit Mutuel à Cognac, Périgueux ou Bordeaux...

Nous disposions également de résultats d’études qualitatives - tables rondes, entretiens semi-directifs  et d’études quantitatives - enquêtes suivant la méthode des quotas ou la méthode des itinéraires. A mon arrivée, on m’a proposé d’utiliser la force de vente : les commerciaux constituaient l’équipe d’enquêteurs et je leur faisais remplir des questionnaires. Par la suite, il est apparu plus judicieux de participer à des enquêtes omnibus : j’intervenais en spécification de la demande du Crédit Mutuel au niveau national et régional, en test (entretiens, questionnaires…) et en contrôle sur le terrain, puis en analyse des résultats.

L’intérêt majeur consistait en l’application directe des observations d’étude, le réseau constituant la courroie de transmission. Ainsi nous pensions avoir une image de collecteur d’épargne due à l’avantage du Livret Bleu. Une analyse complète de notoriété sur la Communauté Urbaine de Bordeaux nous a retourné la perception, par les jeunes, d’une image d’organisme prêteur due à l’association du terme « crédit » aux besoins liés à l’équipement des ménages arrivant en ville. Nous avons pu adapter les messages de la publicité, illustrer les rédactionnels dans la presse et journaux de sociétaires et orienter la force de vente au guichet et sur le terrain.

Malgré son succès, la Fédération faisait le double complexe des banques mutualistes par rapport aux banques inscrites et du cadet par rapport au grand frère vert, déjà géant. Les Responsables pensaient devoir embaucher des quinquagénaires de la Société Générale ou de la BNP auxquels les hiérarchies imposaient trop de mutations plutôt que de promouvoir les jeunes. L’un d’eux fut nommé Directeur de l’Exploitation et voulut diriger les conseillers commerciaux. Mon « patron », d’un naturel résigné, rentra tout penaud du comité de Direction où on lui avait expliqué les mérites d’un pilotage marketing du budget de communication.

mardi 10 avril 2012

La banque qui appartient à ses clients

Le Crédit Mutuel a enfin repris en 2012 le slogan qui pouvait le caractériser dès ses origines : « la banque qui appartient à ses clients-sociétaires ». En 1975, le réseau était le septième en France par le total des dépôts, il est le troisième à ce jour grâce à un développement rapide et aussi l’absorption de confrères tels que le CIC.

En 1976, le territoire national n’était pas entièrement couvert par les agences de Crédit Mutuel, contrairement au grand frère Crédit Agricole. Mais, il est vrai, les origines étaient les mêmes : des caisses de dépôts et prêts pour une population rurale qui se sont ralliées à la loi Méline dans un cas, ou se sont mises en opposition aux gouvernements centralisateurs dans l’autre.

Les Crédits Mutuels étaient donc plutôt en position de force dans les régions en réaction par rapport à la République : Alsace, Bretagne, autres régions de l’Ouest et du Nord…  et quasi inexistants au sud d’une ligne Bordeaux Lyon.

En Charente, l’histoire du Crédit Mutuel était associée à celle de la Fonderie de la Marine de Ruelle, fabricant de canons puis plus généralement d’armements. Des ouvriers d’Etat désireux d’emprunter pour construire leur maison étaient confrontés au paradoxe suivant : les banques traditionnelles acceptaient leurs salaires en dépôt mais ne parvenaient pas à leur accorder de crédits malgré leur statut relativement protégé. Ils ont donc créé une caisse auto-gérée à Ruelle et l’ont affiliée au Crédit Mutuel.

Dès les années 1970, les mutualistes de Ruelle ont obtenu d’élargir leur territoire au Département de la Charente (300 000 habitants) et de créer une Fédération à Angoulême. La Fédération de Landerneau, devenue le Crédit Mutuel de Bretagne puis Arkéa au Relecq Kerhuon, les épaulait et ils obtinrent de la Confédération Nationale le droit de développer le mouvement vers le Sud, sur les départements de la Gironde et de la Dordogne.

L’extension du Crédit Mutuel du Sud Ouest était un phénomène plutôt urbain et, outre les jolies villes de Dordogne, Périgueux, Bergerac, Sarlat…, le potentiel de développement, c’était la Communauté Urbaine de Bordeaux et le Bassin d’Arcachon, soit environ un million d’habitants.

Au Crédit Mutuel, chaque caisse locale est en tant que telle une entité juridique avec un Président, un Conseil d’Administration et des élections suivant le principe « un homme , une voix ». Les sociétaires possèdent une part sociale et sont responsables jusqu’à un certain plafond en cas de liquidation. La Fédération du Sud Ouest nommait un « Gérant » de Caisse qui, sous le regard du Président, dirigeait une dizaine ou une vingtaine de collaborateurs. Les comptes étaient tenus au niveau de la Fédération et les flux financiers entre caisses consolidés au niveau d’une Caisse Fédérale. La Fédération supervisait avec une équipe de Contrôle de Gestion qui arrêtait les positions mensuelles en encours et quelques indicateurs de gestion par caisse.

L’informatique de la fédération était une grosse machine comptable « débit - crédit » commune aux caisses, dirigée par Philippe, un ingénieur en mécanique. Il avait choisi le constructeur NCR, spécialiste des distributeurs de billets de banque mais marginal dans les ordinateurs. Les Fédérations étaient soucieuses d’indépendance, les querelles de territoire étaient légions et on se méfiait généralement beaucoup de ses voisins immédiats. Un ordinateur IBM aurait sans doute permis plus d’échanges de logiciels orientés clients entre Fédérations, tels que nous le demandions.

J’eus un jour de 1978, une discussion franche avec Philippe sur le sujet : « Regardez la Banque Fédérative à Strasbourg ? » me dit-il. « Voudriez-vous que je tombe sous la coupe de Michel Lucas qui est prêt à avaler tous les autres services informatiques des fédérations ? », « …avoir un constructeur comme NCR rend plus difficile toute tentative d’absorption. » Il confirmera d’ailleurs sa position quelques années plus tard (1984), à l’époque des mini-ordinateurs ; le CMSO passera un contrat avec… DATA GENERAL ! 

Il avait raison sur le fond, même si les évènements qui ont suivi n’ont pas exactement été ceux escomptés : à la suite d’engagements malencontreux auprès de la Mairie d’Angoulême dirigée par un escroc, la Fédération du Sud-Ouest a été absorbée par le CMB dans les années 1990. C’est donc le système IBM de Brest qui s’est imposé et non celui de Strasbourg. Michel Lucas a pris seul le pouvoir au Wacken dans les années 2000 et aujourd’hui son empire mutualiste va de la plaine d’Alsace à l’Atlantique, Nantes n’ayant pas voulu d’une alliance du grand ouest. Il ne reste que deux systèmes d’information dans le réseau Crédit Mutuel et quasiment toutes les autres Fédérations de l’Ouest, Laval, Angers, La Roche viennent de se rallier à Strasbourg… Derrière les caisses mutualistes, il y a des hommes, pas des bisounours.

lundi 19 mars 2012

Pour le blé, les sondages disent vrai

Les surproductions agricoles et les chutes de cours sont aussi néfastes pour les agriculteurs que les mauvaises récoltes. Dans la deuxième moitié du siècle dernier, l’Etat s’est doté d’un excellent système de prévision et d’intervention sur les marchés qui a contribué à garantir les revenus des entreprises agricoles.

J’avais pu me rendre compte du travail réalisé au plan national et dans un département ; un poste en région allait me permettre d’avoir une vision complète et détaillée du système de collecte et de calcul. Il reposait sur les 3 niveaux administratifs et sur les bases de sondage que constituaient les recensements de l’agriculture et les relevés photographiques de l’enquête sur l’utilisation du territoire appelée TERUTI.

Ces données de structure permettaient des sondages à 2 ou 3 degrés : par exemple, les échantillons d’exploitations de l’enquête sur la production de blé étaient tirés parmi les exploitations céréalières. Puis les échantillons par variétés, l’ensemble des grains de blé des épis sur un m² de surface, étaient effectués par tirage de parcelles au hasard dans l’exploitation. Cela faisait souvent l’objet de discussions avec l’agriculteur qui, par fierté, aurait souhaité faire figurer ses meilleurs parcelles. La directive était stricte : il fallait suivre un processus aléatoire basé sur un nombre de pas dans le champ, prendre le cadre d’1 mètre sur 1 mètre et couper tous les épis à l’intérieur. La moisson était effectuée dans un lycée agricole et le petit sac étiqueté convoyé vers le lieu d’analyse.

La question de la fiabilité des sondages a souvent été posée ; ne vaudrait-il pas mieux, si c’est possible, enquêter de façon exhaustive plutôt que par sondage ? La théorie apporte ses réponses par les démonstrations mathématiques ; l’objectif est le plus souvent de calculer la taille de l’échantillon en fonction de l’intervalle de confiance que l’on cherche à atteindre et du budget dont on dispose. Dans les années 1975, l’enquête sur les blés croisée avec les livraisons effectives contrôlées par l’ONIC permettait les deux approches, sondage et exhaustivité : les rendements prévisionnels par variété de blés tendres  - pour le pain - et de blés durs - pour les pâtes - calculés par échantillonnage étaient publiés en début de campagne céréalière. Par ailleurs l’ONIC effectuait des calculs au fur et à mesure des livraisons. Les écarts en rendements étaient importants en début de campagne puis diminuaient progressivement et le rendement moyen réel observé rejoignait la prévision à l'automne.

Une enquête sur les essences d’arbres a été lancée en 1976 à la demande du Centre National de la Propriété Forestière : les photos aériennes de TERUTI ont permis de tirer un échantillon de zones forestières. Les équipes de terrain ont eu ensuite pour mission de déterminer le propriétaire, car seuls les propriétaires privés étaient concernés ; puis les enquêteurs sont allés inventorier dans un cercle de 3 m autour du point toutes les variétés rencontrées (chênes, hêtres, merisiers, résineux…).

Souvent, il n’est pas nécessaire d’interroger toutes les entreprises de la même façon, il est possible de constituer des sous-ensembles d’entreprises ayant les mêmes caractéristiques, constituant ainsi des strates. Les grosses exploitations pour une production donnée faisaient alors l’objet d’enquêtes systématiques alors qu’on interrogeait qu’une petite exploitation sur 5 ou sur 10 rencontrées dans la base.

En région, le travail consistait à aider et accompagner les statisticiens départementaux dans les phases de préparation et de formation du réseau d’enquêteurs ; après enquête, il fallait collecter puis contrôler les questionnaires au niveau régional avant de les faire remonter au service central. C’est ce que j’ai fait pendant les 9 mois ; quelques études et rédactions m’ont également été confiées. Une synthèse réalisée à partir des données actualisées du RGA montrait les diminutions du nombre d’exploitations en Nord - Pas de Calais et Picardie…les branches agricoles n’ont jamais cessé de se concentrer depuis.

L’organisation globale de la statistique agricole a bien sûr évolué au fil du temps et les budgets ont suivi le poids des productions agricoles dans le PIB. Avec la politique agricole commune PAC, le travail départemental s’est transformé en compilation des données des déclarations obligatoires. En 2010, l’échelon départemental a été supprimé et les effectifs regroupés en Région.

mercredi 22 février 2012

1975 - 1976 : cyclone sur l’Océan Indien - sécheresse en Nord Picardie

La majeure partie de l’année est tempérée à Saint-Denis, autour de 20° avec quelques précipitations éparses. Pendant l’été austral, de Décembre à Mars, le temps est beaucoup plus chaud et lourd avec de gros orages en fin de journée…tout à fait supportable malgré tout.

Nous étions prévenus des risques de cyclones et nous aurions sans doute été déçus si la météo n’en avait pas annoncé au moins un notable durant notre séjour. Les « anciens »,  se plaisaient à décrire les risques et les précautions à prendre : « alerte générale », « circulation interdite », « crues des ravines et des radiers », « envols des cases créoles », « déferlement de vagues »…

La chaleur montait et début Février 1975, la radio de la Réunion annonça le cyclone Gervaise qui arrivait de Maurice avec des vents très forts. On signalait les premières grosses vagues au Barachois : nous avons terminé de clouer nos volets et sommes allés nous rendre compte sur place. Les lourdes pluies se sont abattues, le vent a tournoyé et soulevé des tôles ; mais « plutôt moins de dégâts qu’en 1962 où les cases et les vêtements s’étaient envolés », nous ont dit des habitants du bidonville de la Providence. Des champs de canne ont cependant été dévastés et, comme toujours en pareil cas, les cours de la petite tomate ont flambé.

La liste des postes vacants en Métropole était publiée régulièrement : à l’approche de la date de libération début 1976, je me suis porté candidat pour un poste de statisticien productions végétales au service régional d’Amiens, couvrant les deux régions Nord et Picardie.

L’avion du retour faisait escale à Marseille ; le contraste était rude pour nous trois, moins 4° sur les pistes contre 24° au départ. Nous étions donc loin de nous imaginer que nous allions devoir faire face à un des étés les plus chauds du siècle en France métropolitaine.

Dès Mai, nous ressentions déjà très fortement la chaleur et en Juillet, il n’y avait plus personne dans les bureaux…sauf ceux qui n’avaient pas le droit de prendre des congés (ce qui était mon cas). Les journaux parlaient déjà de grandes difficultés à nourrir les bêtes, car les sols qui n’avaient reçu que très peu de pluie dès le printemps étaient à nu.

Un matin, début Août au service régional d’Amiens, j’eus à répondre au téléphone : « Ici la Préfecture de Lille…Ah ! Il y a un statisticien au service régional…on va avoir besoin de vous, prenez vos effectifs bovins, on va vous associer un spécialiste des rations, vous aller recevoir un ordre de mission ».

Je me suis rendu à la cité administrative le jour dit : on nous a installé dans un bureau le collègue et moi, on nous a donné une estimation des stocks de foin et de paille : « bon voilà, à vous de calculer le nombre de vaches qu’il faut passer à l’abattoir toutes les semaines à partir de Septembre à cause de la sécheresse, car il n’y a plus de fourrage et les bêtes qu’on abat ont de la terre dans la panse. »

Nous avons donc établi un planning prévisionnel pensant aux pauvres bovins condamnés sur le papier, mais heureusement la pluie a été annoncée, puis s’est mise à tomber franchement vers le 15 Septembre.

jeudi 2 février 2012

Plaines et ravines, routes du littoral et des hauts

Le Parc de la Providence où se trouvaient à la fois le bureau et notre studio était un excellent laboratoire de l’agriculture réunionnaise : la végétation tropicale exubérante faisaient côtoyer les vieux manguiers, les jacquiers ou les arbres à pain avec les bougainvillées, les flamboyants et les ylang-ylang. Les jardiniers se réservaient les cultures profitables et les plants de petits piments zoizeau poussaient au hasard des gazons et allées.

Ces piments étaient l’une des cultures hautement spéculatives avec la petite tomate que nous suivions dans les mercuriales ; nous prenions une route et partions à la rencontre des producteurs auxquels nous posions la même question : « combien les vendez vous et à qui ? ». Des périodes d’abondance et de chutes de prix pouvaient suivre des périodes de pénurie, mais ce n’était quasiment jamais sur toute l’Ile au même moment, car il y a une grande variété de climats en fonction de l’altitude et de la position au vent dominant.

Le temps de travail se partageait entre bureau et terrain : nous organisions des tournées en fonction des enquêtes à réaliser et des refus à relever. En 1975, la route littorale au vent n’avait pas encore été coupée par l’éruption du volcan ; je partais pour le tour de l’Ile de Saint Denis vers Saint Pierre en sens inverse des aiguilles d’une montre…pourquoi ? sans doute parce que la route était meilleure et plus large. Il y avait des variantes : demi-tour par les routes des Hauts ou tour complet par Saint Philippe et Sainte Rose ou encore via la route du Tampon et de la Plaine des Palmistes.

Parfois il fallait retrouver un planteur isolé dans les hauts de l’autre côté de la ravine au bout d’un chemin pierreux. Les refus de réponse était plus dus à la méconnaissance qu'avaient les petits agriculteurs parlant surtout Créole qu’à une volonté de rebellion : quoique ? …A Sainte Marie, dans une grosse exploitation au vent, le dirigeant était réputé refuser systématiquement toute enquête, même obligatoire. Malgré l’avis de mes collègues (…mais c’était aussi une forme de mise à l’épreuve de leur part !), je me suis rendu sur la propriété. J’ai obtenu l’indication de la parcelle de canne où le propriétaire était parti contrôler son équipe ; je l’ai abordé, me suis présenté et j’ai reçu pour toute réponse une menace cinglante : « si vous insistez, vous allez voir la volée que vous allez ramasser !» et ce, en excellent Français…

Une autre fois, cela ne s’arrêta pas au niveau d’une mise en garde ; un enquêteur n’avait pas réussi à rencontrer le responsable d’une autre grosse exploitation de canne, propriété d’un élu de la République. Je me suis rendu sur place en début d’après-midi et suivant les recommandations de mes collègues réunionnais,  je suis resté en évidence à une dizaine de mètres de la varangue de la case principale en disant haut et fort comme le veut l’usage : « Na point personne ? ». …Pas de réponse immédiate, mais trois chiens sont arrivés ensemble, un grand, un moyen et un petit genre basset. Je ne voyais  qu’une solution : rester là et attendre qu’un habitant d’une des petites cases veuille bien interrompre sa sieste…mais rien. J’observais les molosses, prêt à essayer de les contrer s’ils attaquaient…ce qui permit au basset de m’approcher par derrière et de me mordre au mollet. De fait, un gardien a fini par me rejoindre, m’indiquant que le fils du propriétaire avait un travail au Port de la Pointe des Galets et que je pourrai sans doute l’y rencontrer (ce qui fut fait très cordialement). Je regagnais ma 4L pour me rendre compte que mon pantalon de coton était déchiré et que j’avais gardé la trace du croc…

C’étaient les aléas d’un métier étonnamment diversifié, à l’image de l’économie rurale et agro-alimentaire de l’Ile : travail de la canne, de la vanille et des plantes à parfum, production de fruits, de légumes et de fleurs, petits élevages, coopératives, machinisme spécifique. Il y avait également, surtout pendant l’absence du statisticien, le travail administratif qu’on appelera « management » à partir des années 1990 : affectation des travaux, animation des équipes, gestion des ressources humaines...

lundi 23 janvier 2012

Un Zoreil, Boul’vard la Providence… ça même !

Christian, que je voyais tous les jours rue casimir Périer, avait été volontaire de l’aide technique en Guadeloupe. Il en gardait un excellent souvenir et continuait à coordonner l’ensemble des échanges du siège avec les départements d’outre-mer, Antilles, Réunion, Guyane. Je lui exposai mon projet et d’emblée il m’orienta vers un poste d’adjoint au statisticien agricole à la Réunion. Je me rends compte après coup comme cela a été facile : quelques entretiens, des visites médicales et des vaccins ; j’étais bon pour un service national actif et civil.

La Direction Départementale de l’Agriculture de La Réunion avait ses locaux avec l’Office National des Forêts dans un parc, Boulevard de la Providence un peu en hauteur de Saint-Denis au pied des premières pentes raides vers la Roche Ecrite. Le vat statisticien avait droit a un logement au sein du parc et à une Renault 4L, 3 vitesses, exténuée, mais régulièrement entretenue comme les bulldozers et autres engins agricoles par le garage de la DDA.

Robert était en poste de statisticien agricole depuis plusieurs années déjà : il allait partir pour 3 mois de congés en Métropole courant 1974. Robert n’était pas Zoreil : né à Saint Pierre dans une vielle famille réunionaise, il était entré comme attaché à l’Insee à Paris. Bien sûr, il connaissait l’Ile dans tous ses recoins et s’apprétait même à publier un petit guide à l’usage des Réunionais et aussi des Zoreils kom moin.

Le service statistique c’était une dizaine de personnes : Robert, son assistante Guylène, un adjoint administratif, Laurent, un réseau de six enquêteurs et le vat. Les enquêteurs avaient la caractéristique d’être employés à temps plein (ce qui n’était pas le cas en métropole) ; tous les mois, nous établissions les fiches de paye à partir des questionnaires rentrés. Nous étions à nous tous représentatifs des communautés vivant à la réunion : Cafres, Chinois, Créoles, Malbars, Zarabes. Le Créole, en tant que langue, était utile pour certaines enquêtes. Souvent Guylène et Laurent parlaient créole…moi aussi, j’ai essayé, mais personne ne me comprenait.

Le vat était là pour mettre de l’huile dans les rouages sous l’œil du statisticien : réaliser les enquêtes les plus difficiles, relever les refus (de réponse aux enquêtes obligatoires), faire les calculs à la machine à rouleau, établir les plans de sondage, animer le réseau d’enquêteurs, contrôler les questionnaires, dépouiller les enquêtes, rédiger les études...  

Comme dans chaque département, le service statistique avait une double hiérarchie : à Saint-Denis, le statisticien avait pour « patron » le directeur de l’agriculture ; la coordination des enquêtes nationales était, elle, de la responsabilité du statisticien régional, basé en Martinique pour l’ensemble des départements d’outre-mer. Robert pouvait donc avoir une très grande liberté de pensée et d’action.

Il y avait des vats dans beaucoup d’administrations de l’Ile : les relations s’établissaient surtout en fonction de l’état matrimonial. Les vats mariés kom moin, organisaient leurs loisirs avec d’autres couples de vats et d’ingénieurs, souvent dans le cadre des relations de travail. Hiérarchie aidant, c’était un peu, tout en restant fort civile, une vie de… garnison !